La géométrie spectrale est une branche des mathématiques au croisement entre la géométrie différentielle et de la théorie spectrale. Elle vise à l'extension des outils des opérateurs linéaires à l'étude des variétés différentielles, ou en d'autres termes, à caractériser le calcul différentiel sur des objets continus au moyen de linéarisations locales, avec des applications en physique mathématique (étude de la limite semi-classique en mécanique quantique, étude du chaos quantique) ou en modélisation numérique.
Le but principal de la géométrie spectrale est d'établir des relations entre le spectre des valeurs propres de l'opérateur de Laplace-Beltrami Δ g {\displaystyle \Delta _{g}} d'une variété riemannienne ( M , g ) {\displaystyle (M,g)} compacte avec ou sans bords, et certaines caractéristiques géométriques ou topologiques de cette variété.
L'opérateur de Laplace-Beltrami est un opérateur différentiel qui généralise le laplacien de l'espace euclidien usuel. Son spectre est l'ensemble des nombres λ {\displaystyle \lambda } tels qu'il existe une fonction u ∈ C ∞ ( M ) , u ≠ 0 {\displaystyle u\in {\mathcal {C}}^{\infty }(M),\,u\neq 0} vérifiant l'égalité :
− Δ g u = λ u . {\displaystyle -\Delta _{g}u=\lambda u.} Le spectre de l'opérateur de Laplace-Beltrami est l'ensemble de ses valeurs propre. Si la variété est compacte, alors cette suite est discrète : 0 ≤ λ 0 ( M ) ≤ λ 1 ( M ) ≤ λ 2 ( M ) ≤ ⋯ ≤ λ k ( M ) → + ∞ . {\displaystyle 0\leq \lambda _{0}(M)\leq \lambda _{1}(M)\leq \lambda _{2}(M)\leq \cdots \leq \lambda _{k}(M)\rightarrow +\infty .} Cette suite de valeurs propres constitue un invariant géométrique, c'est-à-dire qu'elle est intrinsèque à la variété et ne dépend pas de ses représentations dans un système de coordonnées.En géométrie spectrale, il existe deux thèmes majeurs :
Étant donné une variété riemannienne, peut-on calculer ou donner des propriétés du spectre de la variété ?
Connaissant le spectre de la variété, peut-on donner des propriétés géométriques (et topologiques) de la variété de départ ?
L'exemple typique de problème inverse est la question de l'isospectralité : il est connu que si deux variétés sont isométriques, alors elles ont le même spectre. La réciproque est-elle vraie ?En 1966, Mark Kac synthétisa un problème typique de géométrie spectrale sous la forme d'une question, devenue célèbre,, : "Peut-on entendre la forme d'un tambour ?". De manière plus générale et précise la question de Mark Kac est la suivante : une suite de valeurs propres (les harmoniques du tambour) caractérise-t-elle, à isométrie près, la variété de départ (la géométrie du tambour) ?
Dans la suite, on utilisera les notations usuelles suivantes:
Le physicien Peter Debye s'était intéressé au nombre asymptotique de modes propres de l'équation de Helmholtz pour un « tambourin » bidimensionnel rectangulaire Ω {\displaystyle \Omega } , dont les côtés sont de longueurs respectives a et b, avec des conditions aux limites de Dirichlet : ∀ r → ∈ ∂ Ω , ( Δ + k 2 ) ϕ ( r → ) = 0 {\displaystyle \forall \,{\vec {r}}\in \partial \Omega ,\quad (\Delta \ +\ k^{2})\ \phi ({\vec {r}})=0} .
Le problème bidimensionnel admet la solution exacte suivante :
k n , m 2 = n 2 π 2 a 2 + m 2 π 2 b 2 ( n , m = 1 , 2 , 3 , … ) {\displaystyle k_{n,m}^{2}\ =\ {\frac {n^{2}\ \pi ^{2}}{a^{2}}}\ +\ {\frac {m^{2}\ \pi ^{2}}{b^{2}}}\ \quad (n,m=1,2,3,\dots )}
Les valeurs propres inférieures ou égales à λ {\displaystyle \lambda } vérifient donc :
n 2 π 2 a 2 + m 2 π 2 b 2 ≤ λ {\displaystyle {\frac {n^{2}\ \pi ^{2}}{a^{2}}}\ +\ {\frac {m^{2}\ \pi ^{2}}{b^{2}}}\ \leq \ \lambda }
Leur nombre asymptotique (lorsque λ → + ∞ {\displaystyle \lambda \to +\infty } ) est :
N ( λ ) ∼ a b 4 π λ = A i r e ( Ω ) 4 π λ {\displaystyle {\mathcal {N}}(\lambda )\ \sim \ {\frac {ab}{4\pi }}\ \lambda \ =\ {\frac {\mathrm {Aire} (\Omega )}{4\pi }}\ \lambda }
Peter Debye conjectura que cette formule devait rester vraie quelle que soit la forme du domaine plan compact, ce que l'expérience semblait confirmer.
Théorème de Weyl (1911)La conjecture de Debye fut démontrée rigoureusement par Hermann Weyl en 1911 pour le Laplacien muni des conditions aux limites de Dirichlet. (Le résultat reste vrai avec des conditions aux limites de Neumann). Précisément, la formule asymptotique de Weyl est la suivante :
Soit ( M , g ) {\displaystyle (M,g)} une variété riemannienne compacte de dimension n {\displaystyle n} . Le nombre de valeurs propres inférieures ou égales à λ {\displaystyle \lambda } vérifie l'asymptotique suivante :
N ( λ ) ∼ λ → + ∞ B n Vol ( M , g ) ( 2 π ) n λ n 2 {\displaystyle {\mathcal {N}}(\lambda ){\underset {\lambda \rightarrow +\infty }{\sim }}{\frac {B_{n}{\textrm {Vol}}(M,g)}{(2\pi )^{n}}}\lambda ^{\frac {n}{2}}} où B n {\displaystyle B_{n}} est le volume de la boule unité de R n {\displaystyle \mathbb {R} ^{n}} muni de la distance canonique et Vol ( M , g ) {\displaystyle {\textrm {Vol}}(M,g)} désigne le volume de la variété ( M , g ) {\displaystyle (M,g)} . Conjecture de Weyl (1911) & Théorème d'Ivrii (1980)Weyl conjectura également que le terme suivant du développement asymptotique de la fonction de comptage des valeurs propres faisait apparaître le périmètre du bord ∂ Ω {\displaystyle \partial \Omega } du domaine :
N ( λ ) = A i r e ( Ω ) 4 π λ + c t e × L o n g u e u r ( ∂ Ω ) λ + o ( λ ) {\displaystyle {\mathcal {N}}(\lambda )\ =\ {\frac {\mathrm {Aire} (\Omega )}{4\pi }}\ \lambda \ +\ \mathrm {cte} \ \times \ \mathrm {Longueur} (\partial \Omega )\ {\sqrt {\lambda }}\ +\ o({\sqrt {\lambda }})}
Cette conjecture s'étend en fait naturellement en dimension d quelconque :
N ( λ ) = C 1 ( d ) × μ ( Ω ) λ d / 2 + C 2 ( d ) × μ ( ∂ Ω ) λ ( d − 1 ) / 2 + o ( λ ( d − 1 ) / 2 ) {\displaystyle {\mathcal {N}}(\lambda )\ =\ C_{1}(d)\ \times \ \mu (\Omega )\ \lambda ^{d/2}\ +\ C_{2}(d)\ \times \ \mu (\partial \Omega )\ \lambda ^{(d-1)/2}\ +\ o(\lambda ^{(d-1)/2})}
où C1 et C2 sont des constantes qui dépendent de la dimension d de l'espace (C2 dépend aussi des conditions aux limites) et μ {\displaystyle \mu } une mesure. Pour une frontière suffisamment régulière, la conjecture de Weyl a été démontrée rigoureusement en 1980 par V. Ja. Ivrii.
Presque immédiatement après que Kac eut posé sa question, Milnor a exhibé comme contre-exemple une paire de tores à 16 dimensions ayant le même spectre, mais des géométries non isométriques.
En dimension 2, le problème n'a été résolu qu'en 1992 par Carolyn Gordon, David Webb et Scott Wolpert (de). Ils ont construit une paire de domaines plans non congruents ayant le même spectre (cf. figure). La démonstration du fait que toutes les valeurs propres sont identiques repose sur l'utilisation des symétries de ces domaines. Cette idée a été généralisée par Jürg Peter Buser (en) et al., qui ont construit de nombreux exemples similaires.
La réponse à la question de Kac est donc en général négative : pour la plupart des tambours, on ne peut pas entendre leurs formes complètement, bien que l'on puisse entendre certaines caractéristiques (aire, périmètre, nombre de trous…).
En revanche, Steven Zelditch (de) a démontré que la réponse à la question de Kac était positive si l'on se restreignait à certaines régions planes convexes dont les frontières étaient analytiques. (On ne sait pas si deux domaines non convexes à frontières analytiques peuvent avoir le même spectre.)
Pour un domaine à bord fractal, Michael Berry a conjecturé en 1979 que la correction de bord était proportionnelle à λ D / 2 {\displaystyle \lambda ^{D/2}} où D est la dimension de Hausdorff de la frontière. Cette conjecture a été infirmée par J. Brossard et R. Carmona, qui ont à leur tour suggéré que la dimension de Hausdorff soit remplacée par la upper box dimension. Sous cette forme, la conjecture a été démontrée en 1993 par Lapidus et Pomerance pour un domaine plan dont la frontière est de dimension 1, mais infirmée par les mêmes auteurs pour des dimensions supérieures en 1996. Dès 1993, des contre-exemples à cette conjecture avaient été démontrés (Fleckinger et Vassiliev 1993) ; plusieurs calculs précis avaient ensuite été effectués par Michael Levitin.
Sur une variété, il existe également un lien entre le spectre de l'opérateur de Laplace-Beltrami et le spectre des longueurs des géodésiques périodiques de cette variété. Le spectre des longueurs d'une variété riemannienne est l'ensemble des longueurs des géodésiques périodiques. En 1973, Y. Colin de Verdière a déterminé complètement le spectre des longueurs. La technique utilisée reposait sur les formules de traces, dont les prototypes sont :
Une telle formule a été généralisée par Gutzwiller en mécanique quantique dans le régime semi-classique, et joue un rôle essentiel dans la quantification des systèmes hamiltoniens classiquement chaotiques, pour lesquels la condition de quantification EBK ne s'applique pas.