Exégèse allégorique d'Homère

L’Exégèse allégorique d'Homère est une interprétation ou explication de l'œuvre homérique, basée sur l'axiome selon lequel le poète n'a pas explicitement exprimé sa pensée mais a caché celle-ci derrière des récits mythologiques, au moyen d'un langage énigmatique ou allusif.

La plus ancienne forme d'exégèse allégorique (de άλλος, « autre », et αγοράομαι, « dire »: qui dit en d'autres mots ce que le poète n'a pas clairement exprimé), et en même temps la plus constante dans l'histoire, cherche à faire ressortir, dans le texte d'Homère, un enseignement physique, c'est-à-dire relatif à la nature (φύσις) et à tous les phénomènes qui s'y produisent.

On peut distinguer aussi une exégèse allégorique théologique ou mystique, ayant trait aux dieux et aux mystères religieux, mais elle est souvent étroitement liée à l'exégèse physique, les dieux étant assimilés à des entités naturelles, ou qui agissent sur la nature.

Enfin, il existe également, plus tardive et moins fréquente, une exégèse allégorique historique (ou historiciste) et éthique (ou moralisante).

L'interprétation allégorique d'Homère, pratiquée depuis la plus haute Antiquité par presque tous les philosophes, couvre finalement une période d'au moins 2.500 ans. Si l'exégèse physique n'a pas été seulement appliquée à l'auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, mais à plusieurs autres grands poètes anciens grecs et latins (Hésiode, Virgile, Ovide), celle d'Homère est incontestablement la plus abondante quant aux témoignages écrits.

L'exégèse physique et théologique

Les rhapsodes et les présocratiques

« Ce qu'on appelle communément l'exégèse allégorique d'Homère commence au VIe siècle av. J.-C. avec Théagène ».

Toutefois, déjà les rhapsodes, ou homérides, successeurs directs d'Homère (dès le VIIIe siècle av. J.-C.), étaient censés, en récitant les vers de l'Aède, pouvoir commenter en même temps le « sens » ou l'« intention » que le poète y avait en vue.

Les plus anciens exégètes d'Homère, cependant, dont on connaisse les noms, sont effectivement Théagène de Rhégium (VIe siècle) et Métrodore de Lampsaque (Ve siècle):

Il arrive aux philosophes présocratiques (VIe et Ve siècles) de commenter le poète dans la même optique: Thalès de Milet, Anaxagore de Clazomène, Xénophane de Colophon, Héraclite d'Éphèse, Empédocle d'Agrigente, Démocrite d'Abdère :

Pythagore et les pythagoriciens

Pythagore partage avec Homère le rare privilège de voir les vers qui lui sont attribués être qualifiés « d'or ». De fait, selon ses biographes, le philosophe fut initié à la lecture de l'Aède par Hermodamas et il se serait inspiré de l'œuvre homérique notamment dans l'élaboration de sa doctrine des nombres et sur la palingénésie ou la métempsycose:

Les disciples de Pythagore s'inspirèrent d'Homère pour, par exemple, s'imposer la règle du silence :

Parmi les néo-pythagoriciens, Porphyre (IIIe siècle - début IVe) s'illustrera par la rédaction des Questions homériques et de L'Antre des nymphes, œuvres où le texte d'Homère est fréquemment interprété allégoriquement :

Platon et les platoniciens

L'œuvre de Platon (IVe siècle av. J.-C.) renferme à son tour des commentaires allégoriques d'Homère, généralement formulés par Socrate :

Parmi les platoniciens les plus connus, Plutarque de Chéronée (Ier siècle et début IIe) cite plusieurs interprétations allégoriques du texte homérique ; le Pseudo-Plutarque, auteur d'un ouvrage Sur la Vie et la poésie d'Homère, consacrera un large chapitre à ce type d'exégèse :

Viennent ensuite les néo-platoniciens Porphyre (cf. supra) et Proclos (Ve siècle), avec le sixième traité de son Commentaire sur la République de Platon, ou sont accumulées des interprétations allégoriques du poète :

On trouve également des commentaires théologiques sur Homère répandus dans les ouvrages des néo-platoniciens Plotin (IIIe siècle), Hermias d'Alexandrie (Ve siècle) et d'Olympiodore le Jeune (VIe siècle).

Épicure et les épicuriens

Épicure (IVe-IIIe siècle) aurait basé plusieurs thèmes de sa philosophie (bonheur des dieux, recherche du plaisir) sur plusieurs passages homériques :

Les stoïciens

« On reconnaît en général que l'exégèse édifiante d'Homère était pratiquée principalement par les stoïciens et que ces derniers l'avaient hérité des anciens rhapsodes ». L'interprétation physique y est omniprésente :

Un cas particulièrement représentatif est le stoïcien Cornutus (Ier siècle apr. J.-C.) dont l'ouvrage Survol de la tradition théologique grecque est une compilation où tout le panthéon homérique est expliqué comme un ensemble d'allusions aux phénomènes naturels:

Autres exégètes de l'Antiquité

Il y a de nombreux autres auteurs anciens, grecs et latins, qui, sans appartenir nettement à un des courants philosophiques précités, livrent au moins des échantillons de l'exégèse physico-théologique d'Homère: Aristote, Cicéron, Macrobe, etc.

Un cas un peu énigmatique est Héraclite (Ier siècle apr. J.-C., sous Auguste ou sous Néron), qu'on ne peut rattacher à aucune école philosophique : il n'est certainement pas platonicien ni épicurien. Il a rédigé des Allégories d'Homère où tous les grands épisodes de l' Iliade et de l' Odyssée sont interprétés allégoriquement: c'est même le premier ouvrage conservé qui commente le texte homérique de manière systématique, d'un bout à l'autre :

Les Byzantins et les Arabes

Des recueils plus tardifs, rassemblant de très nombreux commentaires homériques anciens autrement inconnus, mais aussi des apports originaux, ont été réalisés par deux Byzantins du XIIe siècle : Eustathe, archevêque de Thessalonique, et Jean Tzétzès. On trouve quelques commentaires allégoriques dans le traité Sur Homère de Gémiste Pléthon (seconde moitié XIVe siècle - première moitié XVe). Il existe aussi plusieurs commentaires philosophiques sur Homère, entièrement originaux, rédigés par le Byzantin Christophe Contoléon (fin XVe - début XVIe). Enfin, on retrouve plusieurs interprétations physiques du texte homérique chez les anciens auteurs arabes :

Les humanistes et les alchimistes

Étroitement rattachés aux commentaires physiques des Anciens, les commentaires d'Homère plus tardifs, rédigés par les humanistes et les alchimistes, ou philosophes hermétiques, à partir du XIVe siècle, sont nombreux et variés. Il existe parmi eux beaucoup de commentaires physiques originaux. On peut citer ici les noms de Petrus Bonus (XIVe siècle), de François Rabelais (XVIe siècle), de Jean Dorat (XVIe siècle), Blaise de Vigenère (XVIe siècle), de Giovanni Bracesco (XVIe siècle), de Michel Maier (XVIIe siècle), etc :

Les chrétiens

Quasi depuis le début du christianisme, les auteurs chrétiens ont eux aussi commenté l'Aède, souvent dans une optique théologique proprement chrétienne: citons Clément d'Alexandie et Hippolyte de Rome (milieu IIe siècle - début IIIe) ; plus tard, surtout le Byzantin Psellos (XIe siècle).

Les Modernes

Même si l'exégèse physique semble perdre, depuis le XVIIIe siècle, quelque peu son attrait au profit de la question homérique ainsi que de l'approche purement littéraire de l'œuvre homérique, approche auparavant presque entièrement négligée, elle continue néanmoins à avoir ses représentants: Fabre du Bosquet (XVIIIe siècle), dans sa Concordance mytho-physico-cabalo-hermétique,le bénédictin A.-J. Pernety (XVIIIe siècle), dans Les Fables égyptiennes et grecques dévoilées et dans son Dictionnaire mytho-hermétique, ainsi qu'Emmanuel d'Hoogvorst, dans ses articles intitulés Le Fil de Pénélope (XXe siècle) :

L'exégèse historique

Dans l'Antiquité, l'interprétation allégorique qui donne au texte d'Homère un sens purement historique a été développée surtout par Palaiphatos, auteur d'un ouvrage Histoires incroyables, et par Évhémère (IVe siècle av. J.-C.):

Sans avoir connu le même impact que l'interprétation physique et théologique, l'exégèse historique d'Homère, et de la mythologie en général, a connu un regain d'intérêt avec l'abbé Antoine Banier (XVIIIe siècle): « plusieurs fois remanié et augmenté, son grand ouvrage d'interprétation historique de la mythologie est fortement empreint d'évhémérisme et ne fait plus guère référence aujourd’hui, mais il fut accueilli en son temps avec beaucoup de faveur ». Son contemporain Dom Pernety (cf. supra), partisan de l'exégèse physique, s'évertua dans ses Fables de démonter les arguments historicistes de l'abbé Banier.

L'exégèse éthique

Également moins importante que l'exégèse physique, mais plus présente que l'historique, fut l'explication moralisante des épisodes homériques. L'intérêt porté par les anciens philosophes à l'esprit, ou ψυχή, les amenait tout naturellement à formuler certaines considérations éthiques et d'en chercher un appui dans le texte de l'Aède. On trouve des exemples chez Aristote, chez les épicuriens, les stoïciens, comme aussi chez certains auteurs chrétiens, par exemple Matthieu d'Éphèse (fin XIIIe - début XIVe siècle) :

Bibliographie

Notes et références

  1. J. Pépin, Mythe et allégorie, Études augustiniennes, Paris, 1976, p. 91 : « Il s'agit le plus souvent d'un enseignement d'ordre physique, et Proclos, définissant l'interprétation allégorique, déclare que l'on y fait des phénomènes physiques l'objet dernier des significations cachées dans les mythes. »
  2. J. Pépin, Mythe et allégorie, Études augustiniennes, Paris, 1976, p. 91 : « Mais la théologie y trouve aussi sa place ».
  3. F. Buffière, Les Mythes d'Homère et la pensée grecque, Les Belles Lettres, Paris, 1956, p. 2 et p. 103.
  4. Cf. Platon, Ion, 530b et c, 533d et e ; voir aussi Xénophon, Banquet, III, 6.
  5. F. Buffière, Les Mythes d'Homère et la pensée grecque, Les Belles Lettres, Paris, 1956, p. 127 et passim.
  6. Texte d'un papyrus d’Herculanum, dont le contenu remonte probablement à Métrodore, cf. F. Buffière, Les Mythes d'Homère et la pensée grecque, Les Belles Lettres, Paris, 1956, p. 127, note 10 ; H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, Weidmannsche Buchhandlung, Berlin, 1912, t. I, p. 414, § 48).
  7. Cf. Diels-Kranz, fr. 10.
  8. F. Buffière, Héraclite, Allégories d'Homère, Les Belles Lettres, Paris, 2003, p. 26 et 27, § 22 ; cf. Homère, Iliade, XIV, 246.
  9. Pseudo-Plutarque, Sur la Vie et la poésie d'Homère, 99 à 101.
  10. Les Vers d'or est un ouvrage attribué plutôt au pythagoricien Lysis.
  11. Stobée, Mélanges de physique, XLI, 60.
  12. Pseudo-Plutarque, Sur la Vie et la poésie d'Homère, 126.
  13. Stobée, Anthologie, XXXIII, 17.
  14. Cf. H. Schrader, Quaestionum Homericarum ad Iliadem pertinentium reliquiae, Teubner, Leipzig, 1880 et Quaestionum Homericarum ad Odysseam pertinentium reliquiae, Teubner, Leipzig, 1890.
  15. Éd. Verdier, Lagrasse, 1989. Une nouvelle édition commentée est actuellement préparée à Villejuif, par une équipe universitaire dirigée par le Prof. T. Dorandi.
  16. H. Schrader, Quaestionum Homericarum ad Iliadem pertinentium reliquiae, op. cit., I, 339 et 340.
  17. Platon, Théétète, 153c et d ; cf. ibid. 152e, 160 d et e, 194c et d ; Ion, 531c; etc.
  18. Fr. Dübner, Plutarchi fragmenta et spuria, Didot, Paris, 1865.
  19. Plutarque, De la Face qui paraît sur la Lune, 922b.
  20. Plutarque, Comment entendre la Poésie, 19e
  21. G. Kroll, Procli Diadochi in Platonis Rem publicam commentarii, vol. I, Teubner, Leipzig, 1899, p. 69-205.
  22. Proclos, Commentaire sur la République de Platon, VI, 1, 15
  23. Eustathe, Commentaires sur l'Odyssée, IX, 3 à 11 ; F. Buffière, Héraclite, Allégories d'Homère, op. cit., p. 86 et ss., § 79; Pseudo-Plutarque, Sur la Vie et la poésie d'Homère, 150.
  24. F. Wehrli, Zur Geschichte der allegorischen Deutung Homers in Altertum, 1928, Noske, Borna-Leizig, p. 40.
  25. Plutarque, Comment entendre la Poésie, 19e et f.
  26. Cf. I. Ramelli, Anneo Cornuto, Compendio di teologia graeca, Bompiani, Milan, 2003.
  27. Cornutus, Survol de la tradition théologique grecque, § 5.
  28. Cornutus, Survol de la tradition théologique grecque, § 2.
  29. Eustathe, Commentaires sur l'Odyssée, XII, 59 à 72, etc.
  30. Cf. par exemple Cicéron, De Finibus, V, 49.
  31. Cf. par exemple Macrobe, Saturnales, I, 17, 9 et ss.; Commentaire du Songe de Scipion, I, 6; etc.
  32. F. Buffière, Héraclite, Allégories d'Homère, Les Belles Lettres, Paris, 2003.
  33. Héraclite, Allégories d'Homère, § 73.
  34. Héraclite, Allégories d'Homère, § 56.
  35. Cf. M. van der Valk, Eustathii archiepiscopi Thessalonicensis Commentarii ad Homeri Iliadem pertinentes, Brill, Leyde, 4 vol., 1971 à 1987 ; Commentarii ad Odysseam, Leipzig, 2 vol., 1825 et 1826.
  36. J. Fr. Boissonade, Tzetzae Allegoriae Iliadis, Paris, 1851 ; P. Matranga, Anecdota Graeca, Rome, 1850, t. I, p. 224-295 ; H. Hunger, Johannes Tzetzes, Allegorien zur Odyssee, 1955, dans B.Z., 1955, vol. XLVIII, p. 4-48.
  37. Ce traité, encore inédit, sera bientôt publié par le Prof. F. Pontani.
  38. Cf. P. Matranga, Anecdota Graeca, Rome, 1850, t. II, p. 479 et ss. Sur Contoléon même, cf. A. Meschini, Cristoforo Kondoleon, Liviana, Padoue, 1973.
  39. Shahrastani, « Apophtegmes d'Homère », dans Livres des religions et des sectes, t. II, Peeters/Unesco, Louvain, 1993, chap. IX, p. 257 et ss.
  40. Eustathe, Commentaires sur l'Iliade, XX, 268.
  41. J. Tzétzès, Allégories sur l'Iliade, XV, 23 et ss.
  42. Ch. Contoléon, Sur le Prologue de l'Odyssée.
  43. B. de Vigenère, Traité du feu et du sel, Angelier, Paris, 1618, p. 74.
  44. G. Johnson, Lexique chymique, dans J.-J. Manget, Bibliotheca chemica curiosa, t. I, p. 287.
  45. M. Maïer, Les Arcanes très secrets, Beya, Grez-Doiceau, 2005, p. 160.
  46. J.M. Duffy, Michael Psellos, Philosophica minora, vol. I, Teubner, Stuttgart/Leipzig, 1992, p. 148-178.
  47. Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 14, 116, 1 à 3.
  48. Psellos, Allégorie du passage où les dieux assis auprès de Zeus font assemblée.
  49. Éd. Le Mercure Dauphinois, Grenoble, 2002.
  50. Éd. La Table d'émeraude, Paris, 1982.
  51. Éd. Denoël, Paris, 1972.
  52. E. d'Hooghvorst, Le Fil de Pénélope, t. I, Beya, Grez-Doiceau, 2009, p. 1-99.
  53. A.-J. Pernety, Les Fables, op. cit., t. II, p. 532.
  54. E. d'Hooghvorst, op. cit., p. 81.
  55. F. Buffière, Les Mythes d'Homère, op. cit., p. 228 et ss.: « L'exégèse historique des mythes; Palaïphatos ».
  56. F. Buffière, Les Mythes d'Homère et la pensée grecque, Les Belles Lettres, Paris, 1956, p. 234.
  57. F. Buffière, Les Mythes d'Homère et la pensée grecque, Les Belles Lettres, Paris, 1956, p. 246.
  58. Cf. F. Buffière, Les Mythes d'Homère, op. cit., p. 307 et ss.: « Homère et les grandes écoles de morale »
  59. Matthieu d'Éphèse, Exégèse concise sur les errances d'Ulysse selon Homère, augmentée d'une explication homérique; trad. intégrale dans H. van Kasteel, Questions homériques , Beya, Grez-Doiceau, 2012, p. 729-748.
  60. Matthieu d'Éphèse, Exégèse concise sur les errances d'Ulysse selon Homère, augmentée d'une explication homérique, dans: H. van Kasteel, Questions homériques, op. cit., p. 736.