Dystopie

Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu'il soit impossible de lui échapper et dont les dirigeants peuvent exercer une autorité totale et sans contrainte de séparation des pouvoirs, sur des citoyens qui ne peuvent plus exercer leur libre arbitre.

Une dystopie peut également être considérée, entre autres, comme une utopie qui vire au cauchemar et conduit donc à une contre-utopie ; l'auteur entend ainsi mettre en garde le lecteur en montrant les conséquences néfastes d’une idéologie (ou d’une pratique) contemporaine. De fait, la différence entre dystopie et utopie tient davantage à la forme littéraire et à l'intention de son auteur qu'au contenu : en effet, nombre d'utopies positives peuvent également se révéler effrayantes,,.

Le genre de la dystopie est souvent lié à la science-fiction, mais pas systématiquement, car il relève avant tout de l'anticipation. Ainsi, l'impact que ces romans ont eu sur la science-fiction a souvent amené à qualifier de dystopie toute œuvre d'anticipation sociale décrivant un avenir sombre.

Les mondes terrifiants décrits dans ces romans ont souvent tendance à faire croire qu'une dystopie est, par définition, la description d'une dictature sans égard pour les libertés fondamentales. Il existe cependant des contre-exemples et la critique est divisée quant aux relations entretenues entre la dystopie et les régimes politiques qu'elle vise. Que la dystopie soit par nature une critique d'un système politique ou idéologique précis (et en particulier une critique du totalitarisme) est un point qui demeure débattu dans les milieux universitaires.

Cette forme littéraire a été popularisée par des romans devenus des classiques du genre dystopique : Le meilleur des mondes (1932) d'Aldous Huxley, 1984 (1949) de George Orwell, Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury, Soleil Vert (1966) de Harry Harrison, Un bonheur insoutenable (1970) de Ira Levin.

Le genre a connu des déclinaisons dans d'autres domaines artistiques, notamment au cinéma, avec de nombreuses adaptations de romans dystopiques, mais aussi des créations originales, comme Metropolis (1927) de Fritz Lang, THX 1138 (1971) de George Lucas, Brazil de Terry Gilliam (1985), Bienvenue à Gattaca (1997) d'Andrew Niccol

Le mot « dystopie » vient de l'anglais dystopia, à partir du préfixe grec ancien δυσ- / dus marquant une idée de mal, de difficulté, de malheur, et du nom τόπος / tópos, « lieu, endroit, pays ». Cette association a été conçue pour rappeler le terme utopie, auquel il s'oppose.

Ainsi, la dystopie s'oppose à l’utopie, terme forgé par l'écrivain anglais Thomas More à partir du grec οὐ-τοπος « en aucun lieu ». L'« Utopia » constitue en effet une sorte de jeu de mots : la prononciation anglaise du XIXe siècle ne distinguait pas la prononciation des préfixes εὖ- (« heureux ») et οὐ- (« négation », « inexistence ») : l'utopie est étymologiquement un lieu heureux et inexistant.

D'un point de vue étymologique, dystopie signifie donc « mauvais lieu », « lieu néfaste », un lieu en tout cas connoté négativement ; la fin du XIXe siècle a vu naître la dystopie (ou contre-utopie), davantage proche de la science-fiction, et dont l'exemple le plus connu est 1984 du britannique George Orwell (1949).

Histoire

La première utilisation du terme dystopia est attribuée à John Stuart Mill, dans un discours de 1868 au parlement britannique.

Dans la dystopie, le projet utopique est présenté comme réalisé : les bonnes lois sont appliquées et tout le monde est donc censé être heureux. Mais cette réalisation n'est pas, comme dans l'utopie, présentée par les yeux du Sage ou des gouvernants. Elle est vécue au quotidien par des habitants du lieu, qui subissent ces lois, dont on s'aperçoit alors, à leur souffrance, qu'elles ne sont pas aussi bonnes que le discours officiel le prétend. Ce renversement du point de vue passe par la révolte d'un héros, qui retrouve lucidité et conscience de soi, en général après une rencontre avec l'amour (évidemment interdit).

La mise en scène de cette révolte dans le cadre d'un récit, les péripéties de la lutte font de ces textes des parents proches de la science-fiction, d'autant que ces dystopies se situent dans l'avenir, comme on le voit avec 1984 (1949) ou Le Meilleur des mondes (1932) de Aldous Huxley, qui se situe en l'an 2500. Il en va de même du roman Les Monades urbaines de R. Silverberg (1971), où un historien d'un futur surpeuplé se penche sur notre présent pour repenser ce qu'est l'intimité.

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La terminologie critique de la dystopie ne fait pas l'objet d'un large consensus, et les termes « dystopie », « contre-utopie » et « anti-utopie » sont souvent employés de façon interchangeable, sauf peut-être dans le milieu restreint de la critique de science-fiction, où le terme « dystopie » est le plus utilisé.

Certains critiques toutefois utilisent simultanément plusieurs de ces termes pour opérer des distinctions plus fines. Le but est généralement de distinguer (1) les récits peignant des avenirs sombres des (2) récits visant à récuser la pensée utopique. Les couples de termes opposés sont très variables. Par exemple :

  • (1) dystopie et (2) contre-utopie ;
  • (1) dystopie et (2) anti-utopie ;
  • (1) contre-utopie et (2) anti-utopie.

La question des relations entre les genres dystopiques et utopiques demeure un sujet débattu. Cette absence de consensus, compliquée par l'origine anglaise du mot « dystopie », explique en partie les divergences terminologiques existant dans la littérature critique.

L'écrivain et critique littéraire Éric Essono Tsimi considère que la contre-utopie est un genre à part, une spécificité francophone. Il la décrit comme la réponse littéraire, entre autres, à l'immigration de masse et au terrorisme. Le philosophe Christian Godin distingue la dystopie anglo-saxonne de la contre-utopie française. Avec la contre-utopie, l'utopie est habitée d'une manière nouvelle : si celle-ci se réfère à un lieu qui n'a pas de place, n'étant qu'une création de l'imagination de l'auteur, la contre-utopie, a contrario, se réfère à un « topos », un lieu réel, identifié, et un avenir immédiat voire tout juste passé. La contre-utopie française bien servie par Michel Houellebecq, Boualem Sansal, Jean Rolin, Abdourahman Waberi et de nombreux auteurs déclinistes, serait selon lui un masque (quelque chose qui empêche de comprendre la vérité nue) ou le vrai visage (prophétie) de la (néo) décadence occidentale. La prise en compte de cette spécificité générique permettrait de poser la contre-utopie comme genre littéraire, discours politique et performance publique.

Parce que la dystopie vise à présenter sous forme narrative les conséquences néfastes d'une idéologie, l'univers qu'elle décrit ne s'éloigne du nôtre que par les seules transformations sociales ou politiques que l'auteur désire critiquer. Rapprocher l'univers dystopique du nôtre, c'est un moyen pour l'auteur de rendre sa dénonciation plus efficace. Il est donc naturellement amené à situer son univers dystopique dans un futur plus ou moins proche et à en exclure toute dimension fantastique qui viendrait affaiblir son argumentation.

Anticipation, mouvement rationnel de l'Histoire : ces caractéristiques rapprochent naturellement le projet dystopique de la science-fiction. C'est pourquoi la dystopie est souvent considérée comme un sous-genre de la science-fiction. Les deux genres se distinguent néanmoins dans leur traitement de la science et de l'innovation technologique.

En effet, si la science-fiction imagine des découvertes scientifiques ou technologiques, les met en scène et s'interroge sur leurs conséquences, le champ spéculatif de la dystopie est en revanche centré sur les conséquences possibles des changements d'ordre politique. Dans une dystopie, l'évolution technologique n'est pas un facteur déterminant : les trouvailles technologiques (« télécrans » dans 1984, méthodes de clonage et de manipulation des fœtus dans Le Meilleur des Mondes) ne sont pas des phénomènes dont les conséquences sont analysées, ils sont les conséquences d'une volonté politique, volonté de surveillance dans 1984, volonté de modeler les humains aux besoins de la société dans Le Meilleur des Mondes. D’ailleurs, les innovations technologiques présentées dans les plus célèbres des dystopies n'ont pas l'aspect spectaculaire qu'elles ont souvent dans la science-fiction. Elles se sont souvent montrées parfaitement réalisables a posteriori : la télésurveillance est aujourd'hui commune, et le clonage animal, qui laisse présager du clonage humain, est également une réalité. Quant aux postulats scientifiques surnaturels ou métaphysiques ils n'ont tout simplement pas leur place dans la dystopie.

Ainsi, si la dystopie s'inscrit dans le cadre du texte d'anticipation en décrivant un univers futur plus ou moins proche, son objet spécifique la distingue de la science-fiction classique. Les auteurs des premières dystopies ne sont d'ailleurs pas des auteurs de science-fiction. Les frontières entre les deux genres demeurent toutefois poreuses : la science-fiction qui se préoccupe de problèmes politiques et sociaux, intègre bien souvent des thèmes issus des contre-utopies.

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Il convient, pour saisir la signification du terme de contre-utopie, de revenir au sens de l'utopie. Une utopie, c'est-à-dire une société idéale, n'est pas le fruit d'un concours de circonstances mais le résultat d'un plan réfléchi. Les sociétés utopiques, comme celle de Thomas More, sont « parfaites » parce que voulues comme telles. De même, une contre-utopie n’est pas simplement la description d'un monde effrayant : elle est la description d'un monde rendu effrayant par la réalisation raisonnée et consciente d'un projet politique. Les mondes de 1984, de Nous Autres ou du Meilleur des Mondes sont des contre-utopies en ce sens qu'ils sont, de même que les mondes « parfaits » des utopies, des créations visant à réaliser sur Terre un certain idéal.

Il apparaît donc abusif de qualifier de contre-utopie toute création littéraire visant à décrire un avenir terrifiant. Les univers décrits par la littérature cyberpunk, la plupart des mondes post-apocalyptiques et, en général, les récits de science-fiction anticipant sur les dérives de notre société ne peuvent être qualifiés de contre-utopiques, même s'ils ont des points communs avec la contre-utopie, car ces mondes ne sont pas le fruit d'un projet politique précis.

Les univers utopiques et contre-utopiques ont en commun de ne pas être simplement des mondes imaginaires. Ils sont le résultat d'un projet politique. Ce projet vise à rendre possible un idéal : idéal d'égalité dans l'utopie collectiviste de Thomas More ou dans celle de Campanella, idéal de pouvoir absolu dans 1984, idéal d'ordre et de rationalité dans Nous autres. L'idéal de bonheur est peut-être un peu plus ambigu. Il est défini comme la suppression de toute souffrance dans Le Meilleur des mondes, et comme la sécurité et la stabilité dans Un bonheur insoutenable d'Ira Levin.

Les sociétés décrites dans les utopies aussi bien que dans les contre-utopies ont pour caractéristique d'être « parfaites », mais toujours avec une petite « faille ».

« Certes, ce Taylor était le plus génial des anciens. Il est vrai, malgré tout, qu'il n'a pas su penser son idée jusqu'au bout et étendre son système à toute la vie, à chaque pas, à chaque mouvement. »

— Zamiatine, Nous autres, p. 64

Leur perfection tient en ce que, d'une part, elles réalisent parfaitement l'idéal qu'elles se sont assigné (égalité parfaite chez More, oppression parfaite chez Orwell et bonheur parfait chez Huxley) et que, d'autre part, elles sont inaltérables. En effet, un monde parfait ne saurait être menacé ou provisoire et se doit d'être, d'une manière relative du moins, éternel. Le principal défi posé à l'utopiste consiste, en effet, à empêcher toute possibilité de retour en arrière.

Passage du descriptif au narratif

Les nombreuses utopies créées depuis la Renaissance (La Cité du Soleil de Campanella, L'Utopie de Thomas More, La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon et bien d'autres encore) sont des textes de type descriptif, voire philosophique. Ils débutent assez souvent par une courte partie narrative où un voyageur raconte comment il a abordé les terres inconnues qu'il décrit ensuite en détail. Il n'y a pas d'action dans une utopie, ce qui est d'ailleurs bien naturel car que pourrait-il s'y passer ?

À l'inverse, les contre-utopies sont des romans ou des récits. Le monde de 1984 ou de Nous autres ne nous apparaît qu'au travers d'une intrigue et de personnages. Le plus souvent, la nature réelle de l'univers d'une contre-utopie ainsi que les intentions profondes de ceux qui la dirigent ou l'ont créée n'apparaissent que très progressivement au lecteur.

Le sens de la contre-utopie, en tant que genre s'opposant à l'utopie, réside davantage dans ce changement de type textuel que dans la nature des univers décrits. À l'exception notable de 1984 qui décrit un monde maléfique de par son projet même, les univers contre-utopiques se distinguent assez peu de leurs pendants utopiques : les deux sont également motivés par la recherche du bonheur de tous. Seul le point de vue change.

Passage du collectif à l'individuel

Les utopies classiques portent leur regard sur la construction sociale, politique et culturelle dans son ensemble. Le cas des individus ne trouvant pas leur bonheur dans un tel monde, ou refusant d'en suivre les règles, est considéré comme un problème marginal. Thomas More envisage par exemple l'éventualité que des citoyens de son île refusent de se plier aux règles communes et propose que ceux-ci soient condamnés à l'esclavage. Il ne considère pourtant pas cette impossibilité d'intégrer tout le monde à sa société parfaite comme une faille majeure de son système.

À l'inverse, les contre-utopies sont des romans dont les personnages principaux sont justement des inadaptés qui refusent ou ne peuvent se fondre dans la société où ils vivent.

La contre-utopie n'est donc pas tant une utopie maléfique qu'une utopie classique vue sous un angle différent : celui des individus en marge du projet utopique.

Les œuvres contre-utopiques portent la marque des préoccupations et des inquiétudes de leur époque. La naissance du régime soviétique et, plus tard, la menace du totalitarisme offraient des thèmes idéaux à la naissance et au développement de la contre-utopie. Les perspectives nouvelles de prospérité et de bonheur pour tous offertes dès la première moitié du XXe siècle par la société de consommation naissante (permise par le taylorisme) aux États-Unis offrent, quant à elles, la matière première du Meilleur des Mondes de Huxley.

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Selon certains critiques, l'histoire de l'utopie et de son prolongement en contre-utopie est étroitement liée à celle du communisme au sens le plus large du terme. Plusieurs siècles avant la parution du Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels, les utopies de la Renaissance proposent des modèles de sociétés collectivistes.

Thomas More, qui compatit au sort misérable des paysans sans terre de l'Angleterre du XVIe siècle, et voit dans la propriété privée la principale cause des malheurs de son époque, invente une société, l’Utopie, dont la principale caractéristique est de récuser la propriété individuelle. La Cité du Soleil de Campanella présente elle aussi un système de type collectiviste.

Au XIXe siècle, l'utopie prend une tournure plus pratique. Les utopistes ne sont plus simplement des théoriciens mais des militants. On parle alors de socialisme utopique pour qualifier les œuvres d'auteurs tels que Saint-Simon, Robert Owen ou Charles Fourier. Des créations de micro-sociétés utopiques sont tentées comme la secte des Shakers aux États-Unis ou le Familistère de Jean-Baptiste André Godin, d'inspiration fouriériste. Ces expériences n'ont connu qu'un succès limité.

Au XXe siècle, des régimes se réclamant du socialisme, du communisme et du marxisme s'établissent pour la première fois en Europe et ailleurs. C'est à ce moment que les dystopies majeures de l'histoire littéraire voient le jour. Nous autres de Ievgueni Zamiatine est écrit en Russie en 1920, c'est-à-dire au lendemain de la Révolution soviétique. Alors même que le régime soviétique n'en est qu'à ses balbutiements, Zamiatine dénonce les risques de la société qui se dessine en Russie : au nom de l'égalité et de la rationalité, l'État décrit dans Nous autres organise et contrôle méticuleusement les moindres aspects de l'existence de ses citoyens ; la vie privée est abolie. Nous autres n'est pas une critique visant spécifiquement le marxisme, Zamiatine critique la volonté de vouloir planifier et rationaliser tous les aspects de l'existence et de refuser à l'homme le droit à toute fantaisie.

En 1949, le roman 1984 s'attaque lui aussi à un régime communiste, le régime stalinien. Il serait cependant exagéré d'en faire une critique de la doctrine marxiste. Le monde de 1984 ne ressemble en effet en rien à une société égalitariste. Selon ses propres déclarations, ce que dénonce Orwell dans son roman, c'est le totalitarisme qu'incarne en 1949 le régime de Joseph Staline mais, plus encore, le danger d'une généralisation mondiale de ce totalitarisme : il pense que « les graines de la pensée totalitaire se sont déjà répandues » dans la jeune classe politique de 1948. Écrivain engagé à gauche, Orwell souhaitait par ce roman combattre la fascination qu'exerçait sur un certain nombre d'intellectuels britanniques de l'époque le régime soviétique. Le monde de 1984 n'est pas l'URSS de 1948 (il est bien pire) mais de nombreux détails y font allusion : l'Océania est dirigé par un parti (nommé simplement « le Parti »), la doctrine officielle s'appelle « angsoc » (« socialisme anglais »), le visage de Big Brother rappelle celui de Staline et la falsification des documents fait allusion aux falsifications des photographies opérées par le régime soviétique de l'époque.

Ainsi, il existe bien des relations entre le développement des idéologies communistes et du genre dystopique. Cependant, l'existence de dystopies dont la cible est différente comme Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, qui critiquent plutôt la société de consommation, voire de dystopies prenant fait et cause pour le marxisme et nettement anti-capitaliste comme Le Talon de fer de Jack London montrent que la dystopie est avant tout une arme rhétorique « neutre » pouvant s'appliquer à n'importe quelle idéologie, au choix de l'auteur.

D'autres critiques envisagent la dystopie comme un genre essentiellement conservateur et réactionnaire, œuvrant à l'encontre des forces du progrès social. En effet, en s'opposant à des courants idéologiques en plein essor au moment de sa rédaction, la dystopie défend de fait le statu quo et valorise implicitement le présent, fût-il critiquable, au détriment des projets progressistes.

Cet avis est celui de Régis Messac qui, pendant l'hiver 1936-37, publie La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies. La thèse qu'il y expose est celle d'une continuité entre les critiques du socialisme et de l'utopie du XIXe siècle et les prémices de la dystopie telles qu'il les observe dans le premier tiers du XXe siècle.

À une époque plus contemporaine, ce type de critique a été produit à l'encontre de 1984 de George Orwell. Ainsi la critique Nadia Khouri estime-t-elle qu'Orwell se situe pleinement dans la tradition de la dystopie qui est par nature « nihiliste et réactionnaire » :

« À l'instar des autres anti-utopies, 1984 organise toute sa rhétorique pour s'en prendre aux forces historiques montantes qui menacent de détruire les structures et les principes traditionnels. »

Selon elle, en dépit de l'adhésion proclamée d'Orwell au socialisme, 1984 ne correspond en aucune manière à « une conception véritablement progressiste ou socialiste ».

Dans Le Meilleur des mondes, le conditionnement commence avant la naissance. Cette section ne cite pas suffisamment ses sources (janvier 2021). Pour l'améliorer, ajoutez des références de qualité et vérifiables (comment faire ?) ou le modèle {{Référence nécessaire}} sur les passages nécessitant une source.

Les utopies de la Renaissance puis de l'âge classique ne sont pas des sociétés paradisiaques offrant à l'homme un cadre de vie répondant à tous ses besoins et ses désirs. Thomas More, le premier, voit dans l'égoïsme et la cupidité les causes de l'injustice de toutes les sociétés existantes et son utopie est un projet d'amélioration morale de l'homme. Les sociétés idéales ne le sont que parce qu'elles ont su faire de l'homme un être meilleur, plus civilisé et capable de servir sa communauté avant ses propres intérêts.

Or, dès la naissance des utopies, leurs auteurs n'ont pu parvenir à ces résultats qu'en imposant un certain nombre de lois contraignantes : l'égoïsme et l'avidité sont empêchés, dans l'utopie de More, par l'interdiction absolue de toute propriété privée.

Les contre-utopies dénoncent dans les utopies l'incapacité de celles-ci à changer véritablement l'homme pour en faire un être heureux et digne de bonheur. Les œuvres de Huxley, Orwell, Zamiatine ou Silverberg soulignent le caractère superficiel des changements que les États contemporains ont pu imposer à la nature humaine. Ceux-ci n'ont pas su changer l’homme en profondeur et n'ont pu agir que sur son comportement.

Ainsi :

  • dans 1984, l'État entend modifier l'esprit humain par l'usage du « novlangue » et de la « doublepensée ». Le « novlangue » est une langue volontairement appauvrie dont le but est d'empêcher ses locuteurs de formuler des pensées complexes et d'exercer leur esprit critique. La « doublepensée » est une sorte de gymnastique mentale consistant à accepter comme également vraies des propositions contradictoires. Son but est également de détruire chez l'individu tout sens logique. Ces procédés ne réussissent pourtant pas à faire accepter aux habitants de l'Océania leurs conditions de vie. Orwell insiste sur le fait que, même dépourvus de tous moyens intellectuels de contester l'ordre en place, les personnages de son roman n'en continuent pas moins de ressentir instinctivement que leur vie est inacceptable. Les méthodes du Parti n'ont pas pu venir à bout des besoins et des goûts de l'homme et n'ont su que les refouler comme en témoigne l'exemple du personnage de Parsons, fervent partisan du régime qui insulte pourtant Big Brother contre son propre gré durant son sommeil ;
  • dans Le Meilleur des mondes, les individus sont conditionnés dès leur plus jeune âge par l'écoute durant leur sommeil de slogans et d'aphorismes censés s'imprimer pour la vie dans leur esprit et visant à leur dicter le comportement à adopter dans toutes les situations. Les personnages du roman de Huxley sont ainsi dispensés d'avoir jamais à penser et échappent aux tourments qui pourraient en résulter. Ils sont également façonnés de manière à toujours se comporter conformément aux attentes de leur société. Cependant, tout comme leurs homologues de 1984, ils n'échappent pas à l'angoisse, angoisse renforcée par leur incapacité à mettre des mots sur ce qu'ils peuvent éprouver. D'où le recours régulier à une drogue (nommée « soma ») sans laquelle leur vie ne saurait être supportable. Ici encore, l'utopie n'a pas réussi à faire un homme nouveau.

Les contre-utopies dénoncent donc la prétention utopique à changer l'homme par conditionnement.

«  apportent tous leurs soins à instiller dans les âmes encore tendres et dociles des enfants les saines doctrines qui sont la sauvegarde de l'État. Si elles y ont profondément pénétré, elles accompagnent l'homme sa vie entière et contribueront grandement au salut public, lequel n'est menacé que par les vices issus de principes erronés. »

— Thomas More, L'Utopie

Prétention qui n'aboutit qu'à l'aliénation, au refoulement et à la névrose.

La dystopie tire son origine de deux genres littéraires qui apparaissent ou se développent au XVIIIe siècle : les fictions critiquant la littérature utopique, dont Les Voyages de Gulliver sont l'exemple le plus célèbre, et le roman d'anticipation qu'a popularisé Louis-Sébastien Mercier.

Les récits de voyage satiriques

Les Voyages de Gulliver.

La mise en parallèle de deux univers, l'univers réel et un univers fictif, permet souvent à un auteur d'exercer ses talents de satiriste. La satire peut s'exercer de deux manières différentes :

  • (en) Bernard de Mandeville, The fable of the bees : Private vices, public benefits, 1714
  • (en) Jonathan Swift, Gulliver's travels, 1726
  • Antoine François Prévost, Le Solitaire anglais : Histoire de M. Cleveland, 1731
  • Charles-François Tiphaigne de la Roche, Histoire des Galligènes : Mémoires de Duncan, Amsterdam et Paris, Vve Durand, 1765 La société socialiste utopique, voire naturaliste des Galligènes, ce peuple antipodal tirant son origine des Français, voit progressivement son idéal social se saper à la base, transformant le discours du roman en une contre-utopie.
  • Donatien Alphonse François de Sade, Aline et Valcour : Le roman philosophique, Paris, Veuve Girouard, 1795 Roman épistolaire écrit à la Bastille entre 1785 et 1788.

Les débuts du roman d'anticipation

Article détaillé : Anticipation.

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Le nombre d'œuvres relevant de la dystopie au sens strict du terme est assez restreint. Les dystopies les plus célèbres ont cependant créé une thématique dont l'influence a été très importante sur la science-fiction actuelle. On retrouve dans nombre de romans de science-fiction les thèmes suivants :

  • l'utilisation de moyens médicaux pour contrôler les individus violents, contestataires ou plus simplement pour endormir l'angoisse est l'un des piliers du Meilleur des mondes. L'Orange mécanique d'Anthony Burgess reprend cette idée de manière plus brutale dans le traitement infligé à Alex pour supprimer en lui toute possibilité de se montrer violent ;
  • le thème d'une société très organisée, refermée sur elle-même et séparée par des murs d'un monde chaotique (Le cycle de Wang, de Pierre Bordage, habituellement classé dans la science-fiction « tout court » et non dans le genre dystopique) ;
  • le thème plus large d'un futur non plus radieux, mais inquiétant et sans espoir, ou encore celui d'une concentration de tout le pouvoir entre les mains d'une petite élite.

Au-delà de la science-fiction, de nombreux autres genres littéraires ont intégré les thématiques de la dystopie. L'influence de ces thématiques s'étend également au-delà de la littérature et enrichissent de nombreuses bande dessinées (notamment les mangas), le cinéma, ou encore le jeu vidéo.

En économie, le Dystopia est un pays imaginaire servant de modèle de référence pour établir une comparaison internationale dans le cadre du World Happiness Report (littéralement, « Rapport sur le bonheur mondial »), établi sous l'égide des Nations unies. Il présente les moyennes les plus basses des années précédentes concernant les six critères qui sont à la base du classement.

En littérature

Article détaillé : Liste d'œuvres littéraires dystopiques.

(Par ordre chronologique.)

1900 1950 2000 Publié en français sous le titre L'Enfant de la prochaine aurore, Paris, Éditions Albin Michel, coll. « Terres d'Amérique », janvier 2021 (ISBN 978-2-2264-3890-4)

En littérature de jeunesse

Au cinéma

Article détaillé : Liste de films dystopiques.

En bande dessinée

La planète Terre est devenue inhabitable, l'humanité doit vivre dans une station spatiale organisée, où tout est contrôlé par une corporation commerciale. Une « retrancheuse » du 2e cercle garde un objet voué à l'élimination et doit en affronter les conséquences.

Dans les jeux vidéo

En musique

Dans les séries télévisées

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Notes et références

  1. « Dystopie », sur dictionnaire.exionnaire.com.
  2. « - Dossier spécial : Goulag et totalitarisme communiste », sur cafepedagogique.net (consulté le 2 janvier 2021)
  3. Yolène Dilas-Rocherieux, « Utopie et communisme. Etienne Cabet: de la théorie à la pratique », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, vol. 40, no 2,‎ 1993, p. 256–271 (DOI 10.3406/rhmc.1993.2488, lire en ligne, consulté le 2 janvier 2021)
  4. « Utopie ou dystopie ? Le futur de la démocratie en question », sur L'Obs (consulté le 2 janvier 2021)
  5. Nieves Meijde (trad. Joséphine Coqblin), « La dystopie : réalité ou fiction ? », Le Journal International,‎ 22 septembre 2013 (lire en ligne)
  6. Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part : Histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1999, 3e éd., p. 9-10
  7. Ou plutôt le mot dystopians. (en) « Article dystopia », dans Oxford English Dictionary
  8. Voir « science-fiction » sur larousse.fr.
  9. Éric Essono Tsimi, Vous autres, civilisations, savez maintenant que vous êtes mortelles: De la contre-utopie, Classiques Garnier, 2020 (DOI 10.15122/isbn.978-2-406-10756-9, lire en ligne)
  10. Christian Godin, « Sens de la contre-utopie », Cités, vol. 42, no 2,‎ 2010, p. 61 (ISSN 1299-5495 et 1969-6876, DOI 10.3917/cite.042.0061, lire en ligne, consulté le 14 avril 2021)
  11. Éric Essono Tsimi, « À Propos du style de Houellebecq », Contemporary French and Francophone Studies, vol. 22, no 5,‎ 20 octobre 2018, p. 621–629 (ISSN 1740-9292, DOI 10.1080/17409292.2018.1580856, lire en ligne, consulté le 14 avril 2021)
  12. Dans (en) Krishan Kumar, Utopia and Anti-Utopia in Modern Times, Oxford, Basil Blackwell, 1987, p. 109-110, on lit :

    « The anti-utopia felt no need to look very far into the future It was this evident focus on a clearly recognizable contemporary world that gave the anti-utopians the reputation of being hard-headed realists, as against the woolly idealism of the utopians. »

    — Krishan Kumar, Utopia and Anti-Utopia in Modern Times

    « L'anti-utopie ne ressent pas le besoin de se projeter très loin dans le futur C'est ce ciblage évident sur un monde contemporain clairement reconnaissable qui a donné aux anti-utopistes la réputation d'être des réalistes têtus par comparaison avec l'idéalisme confus des utopistes. »

    — Utopia and Anti-Utopia in Modern Times

  13. (en) Beauchamp, Gorman, « Technology in the Dystopian Novel », Modern Fiction Studies, vol. 32, no 1,‎ 1986, p. 53-63 (ISSN 0026-7724)
  14. « Le clonage animal : entre mythes et réalités », sur museum.toulouse.fr (consulté le 2 février 2019)
  15. Houria Guendouz, « Les enjeux de la réalité sur la fiction dans le roman 2084, la fin du monde de Boualem SANSAL » , sur Dépôt institutionnel de l'Université Abou Bekr Belkaid Tlemcen UABT, 30 novembre 2017 (consulté le 15 janvier 2019), p. 18
  16. Sur l'absence d'action dans la dystopie :

    « L'idéal, c'est clair, sera atteint lorsque rien n'arrivera plus. »

    — Zamiatine, Nous autres p. 36

  17. George Orwell (trad. de l'anglais par Bernard Hœpffner, préf. Jean-Jacques Rosat), Écrits politiques (1928-1949) : Sur le socialisme, les intellectuels et la démocratie, Marseille, Agone, coll. « Bancs d'essais », 2009, 401 p. (ISBN 978-2-7489-0084-2), p. 357
  18. Par exemple l'Histoire du communisme ou réfutation historique des utopies socialistes d'Alfred Sudre (1849). Cf. Régis Messac (préf. Serge Lehman), « La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies », dans Les premières utopies, Paris, Éditions Ex Nihilo, 2008 (1re éd. 1936-1938), 183 p. (ISBN 2916185054), p. 143.
  19. Il cite à cet égard — et entre autres — Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley. Cf. Régis Messac (préf. Serge Lehman), « La Négation du progrès dans la littérature moderne ou Les Antiutopies », dans Les premières utopies, Paris, Editions Ex Nihilo, 2008 (1re éd. 1936-1938), 183 p. (ISBN 2916185054), p. 137.
  20. (en) Nadia Khouri, « The Political Genealogy of 1984 », Science-Fiction Studies, vol. 12-2, no 36,‎ juillet 1985, p. 136-147 (ISSN 0091-7729)
  21. p. 222.
  22. (en) World Happiness Report 2017 (lire en ligne), p. 18
  23. « Lecture de Chasseurs de vieux de D. Buzzati sur France-Culture dans « Pages arrachées à la vieillesse » », sur franceculture.fr (consulté le 7 février 2021).
  24. (en) Mark Lilla, Slouching Toward Mecca, The New York Review of Books, 2 avril 2015.
  25. « Dystopie glaçante et justice réparatrice »
  26. Simon BENTOLILA pour Lire Magazine, « Tests ADN, purge lexicale… Tania de Montaigne imagine les dérives du monde de l’édition », sur Ouest-France.fr, 10 novembre 2023 (consulté le 31 décembre 2023)
  27. « Interview avec Chris Martin: "Ce n'est plus aussi facile" », sur 7sur7.be, 28 octobre 2011 (consulté le 14 août 2012).
  28. (en) Emily Nussbaum, « Button-Pusher », sur The New Yorker, 29 décembre 2014 (consulté le 7 avril 2024)

Annexes

Bibliographie

(Dans l'ordre alphabétique des noms d'auteurs)

Articles connexes

Liens externes

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