Socialisme utopique

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L'expression « socialisme utopique », désigne l'ensemble des doctrines des premiers socialistes européens du début du XIXe siècle (qui ont précédé Marx et Engels), tels Robert Owen en Grande-Bretagne, Saint-Simon, Charles Fourier, Étienne Cabet et Philippe Buchez en France. Afin de sortir de la lecture engelienne et donc de sa définition politique, les historiens français préfèrent actuellement utiliser pour les définir les catégories de « premiers socialismes », « socialismes romantiques », « socialismes prémarxistes », « socialismes conceptuels », voire pour Loïc Rignol ils sont les premiers « socialismes scientifiques ».

Ce courant est influencé par l'humanisme. Parfois lié au christianisme social comme chez Philippe Buchez, il s'éloigne néanmoins radicalement du christianisme institutionnel chez Saint-Simon, qui construit un système athée. Le socialisme utopique s'inscrit à l'origine dans une perspective de progrès et de confiance dans l'homme et la technique. Il connaît son apogée avant 1870, avant d'être éclipsé, au sein du mouvement socialiste, par le succès du marxisme. La notion de socialisme utopique a été conçue par Friedrich Engels et reprise par les marxistes (qui l'opposent à la notion de socialisme scientifique) ; le qualificatif d'utopique, accolé au socialisme, est donc né d'une intention polémique avant d'être ensuite consacré par l'usage. Les doctrines qu'englobe le socialisme utopique ne sont, pour les adversaires de ces idées, pas plus utopiques que toute autre doctrine tendant vers la réalisation d'une société idéale n'ayant encore jamais existé (y compris les doctrines marxistes qui annoncent, à terme, l'avènement d'une société sans classes).

Le socialisme utopique se caractérise par la volonté de mettre en place des communautés idéales selon des modèles divers, certaines régies par des règlements très contraignants, d'autres plus libertaires ; certaines communistes, d'autre laissant une plus grande part à la propriété individuelle. Le socialisme utopique se caractérise surtout par sa méthode de transformation de la société qui, dans l'ensemble, ne repose pas sur une révolution politique, ni sur une action réformiste impulsée par l'État, mais sur la création, par l'initiative de citoyens, d'une contre-société socialiste au sein même du système capitaliste. C'est la multiplication des communautés socialistes qui doit progressivement remplacer la société capitaliste.

Des milliers d'expériences de création de communautés socialistes s'inscrivant dans la filiation du socialisme utopique peuvent être relevées à travers l'histoire. À l'image du familistère créé par Godin en 1854 à Guise, qui s'inspire directement du phalanstère de Charles Fourier, qui a compté jusqu'à 1 748 personnes en 1889, et qui a fonctionné durablement jusqu'en 1968, le socialisme dit « utopique » a donné lieu à la création de nombreux projets sociaux à échelle humaine, durables et réalistes. L'idée selon laquelle le socialisme dit « utopique » n'aurait réalisé que des expériences à des échelles limitées (des communautés de quelques centaines de personnes au plus) et sur des durées généralement limitées est un point de vue sur l'histoire du socialisme qui est très influencé par Marx.

Origine de l'expression

L'expression est employée en 1839 par Jérôme Blanqui dans son Histoire de l'économie politique.

L'expression est cependant surtout popularisée par Friedrich Engels, qui publie en 1880 la brochure Socialisme utopique et socialisme scientifique (extraite de L'Anti-Dühring) à des fins de formation militante dans la social-démocratie, alors en plein essor. Karl Marx et Friedrich Engels qualifient leur propre théorie de socialisme scientifique, et l'opposent au « socialisme utopique » qui n'aurait, selon eux, pas de caractère méthodique et rigoureux dans l'analyse de la société capitaliste. Cette distinction trouve son origine dans l'Idéologie allemande et dans la critique de Stirner par Marx.

Historique synthétique

.Le socialisme utopique tire ses racines des différentes utopies sociales écrites au cours des siècles, dont la plus célèbre, mais pas la première, est celle de Thomas More.

On classe souvent traditionnellement et un peu rapidement l'ensemble des premiers socialistes parmi les socialistes utopiques. Parmi eux :

Le socialisme utopique a décliné après 1870 lorsque le marxisme s'est imposé comme l'idéologie majeure du socialisme. Il s'est cependant poursuivi à travers :

Aujourd'hui, le socialisme utopique n'est plus guère revendiqué que par le mouvement « Ukratio ».

Également, la démarche analytique et certaines propositions peuvent rappeler parfois certains traits de la pensée écologiste.

Pensée et doctrine

Le socialisme utopique diffère d'autres socialisme par sa méthode. Il ne prône généralement pas de révolution, et ne fait pas confiance en l'action de l'État. Au-delà des nombreuses théories, il prône une mise en œuvre pratique immédiate de sociétés socialistes à petite échelle (les communautés) à partir d'initiatives « privées » ou « citoyennes ». La pérennité des communautés, leur capacité à survivre dans un univers capitaliste, à perdurer malgré l'évolution personnelle des fondateurs a constitué le principal défi. L'idéal de modification sociale à grande échelle par diffusion des communautés et fédération de celles-ci au niveau mondial est alors resté au niveau de simple rêve.

Le socialisme utopique n'entend pas fonder de distinction entre les différentes classes sociales ; elle s'adresse à tous, qu'ils soient riches ou pauvres, exploiteurs ou exploités et ne projette pas de s'appuyer sur un groupe humain, plus que sur un autre dans sa stratégie de transformation de la société. Philanthropes, les socialistes utopiques tournent l'ensemble de leurs critiques du capitalisme autour de ses conséquences néfastes sur le développement de l'homme.

L'homme est avant tout le produit de ses conditions familiales et sociales, mais aussi de son environnement : la société fait l'homme. Malgré l'édification théorique de sociétés idéales fondées sur des systèmes économiques et sociaux aboutis (le phalanstère de Fourier, le communisme colonial de Robert Owen), ils considèrent de façon pragmatique comme prioritaire la lutte contre les conséquences les plus dures de l'économie capitaliste. Ils prônent entre autres la réduction du temps de travail. De manière générale, l'amélioration des conditions de vie des travailleurs est le meilleur moyen de lutter contre des maux sociaux tels que l'ivrognerie ou le besoin de charité privée. Dans une société idéale, la police, la prison, les procès, l'assistance publique n'ont ainsi plus lieu d'être. Cette élévation du prolétariat au niveau de la dignité humaine passe notamment pour les plus petits par l'existence de crèche et d'un système éducatif efficace.

Le socialisme utopique repose sur une vision très optimiste de l'homme : l'homme est bon par nature, ce qui implique qu'on peut faire confiance à sa raison pour faire évoluer la société et aboutir à une civilisation de la Raison et du bien-être.

L'édification sur papier de ces sociétés idéales a abouti à des constructions intellectuelles complexes et complètes. Des expériences de « communisme primitif », c'est-à-dire de communauté alliant une organisation sociale harmonieuse et la mise en commun des richesses et des moyens de production ont été menées et expérimentées dans quelques colonies du nord de l'Amérique. Ce type d'organisation sociale n'a pas connu de suite réelle, sauf peut-être sous une forme un peu différente par le biais des kibboutz juifs du Proche-Orient.

De nombreux auteurs, depuis l'antiquité, ont imaginé des mondes idéaux et cités idéales, dont l'organisation sociale peut parfois être considérée comme « socialiste ».

Article connexe : Utopie.

Les expériences antérieures à 1800

Certains font remonter les premières expériences socialistes à différents mouvements, souvent d’origine religieuse, remontant au Moyen Âge. Parmi elles, on peut citer :

Saint-Simon et le « phalanstère » de Ménilmontant

Les disciples du comte de Saint-Simon (1760-1825, français) ont formé :

Robert Owen et les usines modèles (années 1820)

L'industriel philanthrope Robert Owen (1771-1858, britannique), par ailleurs fondateur des coopératives et des syndicats en Grande-Bretagne, a fondé deux communautés :

Les disciples de Robert Owen fonderont de nombreuses communautés en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

En Grande-Bretagne En Amérique du Nord

New Harmony (Indiana) suscite au moins deux dissidences sur le même site :

Dans la foulée de New Harmony, plusieurs autres communautés utopiques owéniennes vont apparaître en Amérique du Nord dans la deuxième moitié des années 1820 :

En 1843, trois nouvelles communautés utopiques vont apparaître dans cette même lignée (mais probablement stimulés par la vogue des phalanstères fouriéristes) :

Charles Fourier et les phalanstères (années 1830-1840)

Le français Charles Fourier (1772-1837), théoricien des phalanges ou phalanstères, a inspiré de très nombreuses réalisations en Europe comme en Amérique, surtout dans les années 1840.

En France En Belgique Dans le reste de l'Europe En Amérique latine En Amérique du Nord

Une cinquantaine de phalanstères (ou phalanx en anglais) sont lancés aux États-Unis dans les années 1841-1858 (selon Michel Antony). Jean-Baptiste Godin en aurait compté une trentaine pour la période 1840-1853. Les trois plus connus sont :

Les principaux phalanstères nord-américains (avec une pointe en 1843-1844) répertoriés par les historiens sont :

Étienne Cabet et les Icaries (1848-1855)

Étienne Cabet (1788-1856, français) expose dans son livre Voyage en Icarie (1840) sa vision de la cité idéale, basée sur une forme de communisme chrétien. Huit « Icaries » seront ensuite créées aux États-Unis par les partisans de Cabet partis de France en 1848, dont :

Autres premières expériences socialistes

Il est possible que ces expériences se soient inspirées de Robert Owen ou Charles Fourier, mais cela reste à confirmer.

Expériences en France Expériences en Grande-Bretagne Expériences en Amérique latine

Pendant cette période, au cours de laquelle le marxisme devient l'idéologie majoritaire et structurante du mouvement socialiste, le socialisme utopique trouve son expression à travers les communautés libertaires (le terme est dû à Joseph Déjacque, issu du socialisme utopique).

Sur le plan des idées, deux évolutions majeures se produisent :

  • Certaines tendances « autoritaires » du socialisme utopique, consistant parfois à imposer des modes de fonctionnement très précis aux membres des communautés, disparaît définitivement au profit de l'idée de liberté individuelle (en réaction probablement au caractère très structuré des organisations marxistes). Il en résulte notamment des expérimentations en ce qui concerne les mœurs.
  • La foi dans le progrès matériel est souvent remise en cause au profit d'un retour à une vie jugée plus naturelle et plus simple. D'où de premières tentatives de vie écologiste, de végétarisme, de naturisme. Ceci sous l'influence en particulier de l'américain Henry David Thoreau (1817-1862) aux États-Unis et du comte Lev Tolstoï (1828-1910) en Europe.

Le mouvement hippie né en 1966 à San Francisco représente la dernière résurgence spectaculaire du socialisme utopique. Pour le hippie, il s'agit de fuir la société capitaliste pour bâtir une contre-société libertaire et communautaire basée sur l'égalité, la fraternité et la liberté. « Ronald Creagh, qui a travaillé sur ces « laboratoires de l’utopie » libertaires aux États-Unis, replace le mouvement communautaire dans une histoire bien plus longue qui commence avec les communautés d’inspiration owenistes ou fouriéristes. Pour lui, il y aurait eu deux phases de floraison des communautés, l’une avant 1860, l’autre après 1960 ».

Le mouvement hippie revendiquera sa filiation avec les socialisme utopiques : Patrick Rambaud, l'un des piliers d'Actuel, acteur et observateur du mouvement soixante-huitard français, le reconnaît : « Les communautés ne sont pas nées dans les années 1960 aux États-Unis et en 70 en France. Ça existait au XIXe siècle avec Fourier, Cabet qui part en Floride fonder l'Icarie, et même les pirates du XVIe siècle ! ». Aux États-Unis, en 1967, la vie matérielle du quartier hippie de San Francisco (Haight-Ashbury) est assurée par un groupe baptisé les Diggers, en référence à un mouvement communiste utopique du XVIIe siècle. Les liens sont parfois même structurels entre communautés socialistes utopiques et hippies à l'exemple de Joan Baez, qui aurait été élevée dans la Ferrer Colony de Stelton (New Jersey). Les textes de Charles Fourier prônant la libération sexuelle sont réédités en 1967.

Les communautés hippies

Pour certains spécialistes du mouvement hippie, « les communautés sont l'expression par excellence du mouvement : son infrastructure, l'ancrage social sans lequel il aurait vite été réduit à une simple mode aussi extravagante qu'éphémère. Les communautés sont sa signature au bas de l'histoire du XXe siècle ».

Le mouvement sera certes divers : « Dès le départ, aux États-Unis comme en France, dans les années 1971-1972, le mouvement communautaire part dans tous les sens, égarant ses propres observateurs et zélotes : communautés campagnardes (plus radicales) et communautés urbaines pour R.P. Droit et A. Galien ; communautés de combat (orientées vers le témoignage politique, façon Larzac) et communautés de ruptures (plus préoccupées de réinventer la vie, à l'indienne s'il le faut) pour Henri Gougaud ; communautés de travail (modèle médiéval des compagnons), communautés religieuses (Lanza del Vasto et sa communauté de l'Arche ont été un peu vite annexés par les freaks mystiques : eux ont disparu, l'Arche existe encore) ».

Le mouvement sera aussi spectaculaire qu'éphémère :

Malgré l'échec du mouvement issu de mai 1968, la modération des projets des partis socialistes au nom du réalisme (le contraire de l'utopie), la diffusion de l'idée que le libéralisme économique serait « incontournable », le socialisme utopique n'est pas mort.

L'esprit du socialisme utopique, soit l'idée que le changement social peut venir d'initiatives citoyennes, de la base, en s'insérant au sein de la société capitaliste pour la réduire, l'infléchir et à terme la remplacer, perdure. Et les solutions contemporaines sont les héritières des expériences communautaires et coopératives du XIXe siècle.

Le socialisme utopique perdure à travers :

Quelques théoriciens

Socialistes utopiques :

Notes et références

  1. Loïc Rignol, Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier XIXe siècle, Dijon, Les Presses du réel, 2014
  2. Michel Lallement, Le travail de l'utopie. Godin et le Familistère de Guise, Paris, Les Belles Lettres, 2009, 511 p. (ISBN 978-2-251-90001-8)
  3. Cf. Denis H. (1966), Histoire de la pensée économique, Quadrige/PUF, p. 356
  4. Caroline Gomes, « William Thompson, pionnier du socialisme européen », La Vie des idées,‎ 24 septembre 2019 (lire en ligne, consulté le 19 février 2020)
  5. Petite histoire du socialisme utopique.
  6. (en) « The Ralahine Commune », sur clarelibrary.ie
  7. Danielle et Philippe Duizabo, « Les débuts utopiques (1832-1836) », sur la.colonie.free.fr, août 2004
  8. Bernard Desmars, « Itinéraires de militants fouriéristes dans la seconde moitié du XIXe siècle (Note sur quelques travaux) », Cahiers Charles Fourier, no 15,‎ décembre 2004 (lire en ligne)
  9. (es) « Topolobampo, historia de una utopía », sur monografias.com
  10. Avant cette expérience américaine il avait déjà mis en pratique certaines de ces idées dans son domaine de Certes à Audenge (Gironde)
  11. Chantal Guillaume, « Le commerce véridique et social de Michel Marie Derrion (1835-1838). Cahiers Charles Fourier n° 16 - décembre 2005 », sur ateliber.lautre.net
  12. Bernard Desmars & Daniel Chérouvrier, "La colonie agricole-industrielle de Saint-Just : un essai socialiste en 1850 dans la Marne", Cahiers Fourier, 2017, n°28, p. 16-36.
  13. Charles Droulers. 'Socialisme et colonisation, une colonie socialiste au Paraguay, la Nouvelle-Australe
  14. L'En Dehors - « Communes », « Communautés », « Milieux libres »
  15. Patrick Rambaud, cité par Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy, L'aventure hippie, Plon, 1992, p. 124 et Bernard Thésée, les aventures communautaires de Wao le laid, 1974 cité p. 126-127.
  16. Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy, L'aventure hippie, Plon, 1992, p. 130
  17. Michel Bozon, Fourier, le Nouveau Monde Amoureux et mai 1968, Clio, numéro 22/2005 ()
  18. Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy, L'aventure hippie, Plon, 1992, p. 112.
  19. Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy, L'Aventure hippie, Plon, 1992, p. 133
  20. Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy, L'Aventure hippie, Plon, 1992, p. 112.

Voir aussi

Articles connexes

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Bibliographie

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